Impact des facteurs anthropiques et naturels sur le fonctionnement de quelques populations halieutiques
Chercheur depuis 1974 au CNEXO (Centre National pour l'Exploration des Océans), puis à l'IFREMER (Institut Français pour l'Exploitation de la Mer), j'ai mené parallèlement aux travaux de recherche sur la dynamique des populations ichtyologiques exploitées, des actions de valorisation et de transfert des connaissances pour aider les gestionnaires et les parties prenantes à administrer ces ressources et à les restaurer si nécessaire.
Cette activité m'a conduit à exercer une double démarche : celle de l'expert à qui l'on demande d'établir « un jugement de vérité » sur un sujet donné ou en fonction d'une question déterminée et celle du scientifique confronté au jugement de ses pairs qui cherche à ne pas transgresser ses savoirs (c'est à dire ceux qui sont soumis à la critique de la communauté scientifique).
Ce changement de statut n'est pas évident pour la personne experte - c'est à dire « versé dans la connaissance des choses par la pratique » - et ne peut se concevoir que si la fonction d'expert n'est pas pérenne. Dans ce cas, l'expert réintégrera son champ disciplinaire pour asseoir sa crédibilité en tant que personne experte. C'est en partie ce va-et-vient qui caractérise la forme de mon activité.
Sur le fond, ma démarche peut être assimilée à ce que l'on nomme actuellement « approche écosystémique1 pour l'aménagement des pêcheries ». Celle-ci m'a conduit à animer un programme de l'IFREMER appelé : « Démarche Ecosystémique pour la gestion intégrée des ressources halieutiques2 » au sein du thème 4 de l'IFREMER : « Ressources Halieutiques, Exploitation Durable et Valorisation ».
Ma thématique scientifique s'identifie à la Biologie (Ecologie) des Populations qui recouvre l'ensemble des investigations concernées par les structures et les processus qui gouvernent l'adaptation d'une population à un milieu donné3 soumis à des variations naturelles (évolution du climat par exemple) ou anthropiques (liées à l'action de l'Homme sur les biocénoses et les biotopes).
La Dynamique des Populations constitue ma discipline de référence et la mise en pratique de l'Ecologie quantitative m'a permis d'étudier quelques facteurs qui déterminent l'équilibre instable de 3 stocks ou populations ichtyologiques caractérisés par des cycles biologiques rapides ou lents et par des mécanismes de régulation de leurs cinétiques démographiques très différents : l'anchois commun (Engraulis encrasicolus), le saumon atlantique (Salmo salar) et l'anguille européenne (Anguilla anguilla).
Le recours au modèle en tant que « sondes conceptuelles que l'on plonge dans la réalité » est largement utilisé pour mieux synthétiser l'effet de facteurs anthropiques et naturels sur la capacité biogénique des habitats colonisés ou bien sur l'évolution démographique des populations elles-mêmes.
A partir de 2 équations simples établies d'une part par Lotka-Volterra et d'autre part par Verhulst-Pearl , les paramètres r et K sont introduits. Le premier définit le taux intrinsèque de croissance de la population, le second la capacité biogénique de l'habitat occupé par celle-ci. Cela permet d'introduire in fine la notion de stratège de type r et celle de type K. Dans le premier des cas, la population gère son taux de croissance, dans le second des cas, la population régule son abondance en fonction des capacités trophiques de l'environnement qu'elle colonise.
Cette distinction a certes le mérite de la simplicité4, mais ne rend pas compte de la complexité des stratégies démographiques qu'une population donnée met en jeu au cours de son cycle biologique5. C'est pour cette raison qu'à partir de cette classification simple entre lesquelles les espèces ou les stades biologiques d'une espèce déterminée se positionnent, la modélisation du cycle de vie ou de certains des stades biologiques des espèces modèles choisies est développée.
Pour illustrer certains des mécanismes de régulation impliqués et leurs modulations sous l'effet de différents facteurs naturels et anthropiques, une première comparaison est effectuée entre le saumon atlantique défini comme un stratège de type K et l'anchois considéré comme un stratège de type r.
Pour le premier, sa stratégie démographique lui permet d'ajuster l'abondance de sa population de juvéniles à l'importance de la surface de production disponible et non à l'abondance des géniteurs. D'où le lien qui existe entre la taille du stock de géniteurs et la grandeur des zones de production en juvéniles. Par contre la productivité de la population (exprimée en nombre de recrues par géniteur) n'a rien à voir avec la grandeur des zones de production, mais est fortement dépendante de la qualité de ces zones. Le développement d'un modèle stochastique permet de prévoir à partir de divers scénarios d'aménagement du milieu et de régulation de l'exploitation le devenir d'une population de saumons. Les résultats obtenus montrent les effets limités d'un seul contrôle de la pêche lorsque les habitats continentaux de production de cette espèce ont été dégradés.
Pour le second type, à fécondité élevé, la stratégie consiste à disperser les oeufs et larves dans un large espace dont les caractéristiques environnementales sont imprévisibles. Si chez le stratège de type K, comme le saumon atlantique, ceux sont les géniteurs qui prospectent avec soin le milieu de production initial, chez les stratèges de type r comme l'anchois, ceux sont les larves qui constituent le premier niveau d'échantillonnage de l'environnement. Pour ce stratège, l'échantillonnage semble aléatoire ou tout au moins synchronisé par des facteurs environnementaux non prévisibles, alors que pour le premier, il est déterminé et conditionné par le phénomène du « homing ».
Les conséquences sur la stochasticité et la prévision de l'abondance de ces populations à cycle court sont analysées. De l'analyse effectuée, il ressort une différence profonde de la variabilité de la « fertilité » du milieu de production pour les 2 espèces. Le saumon atlantique a privilégié une stratégie de reproduction caractérisée par un enfouissement des oeufs dans des endroits précis aux caractéristiques physiques que la femelle recherche pour déposer sa ponte. Ces habitats sont immuables dans le temps et dans l'espace et permettent aux larves d'éclore dans un milieu protégé et de bénéficier d'un environnement où la nourriture est apportée par la dérive des organismes de l'amont vers l'aval. La régulation de l'abondance est faite ensuite par le biais de compétitions intra et interspécifiques pour l'acquisition de territoires.
L'anchois a privilégié une stratégie de reproduction par éparpillement de ses oeufs et de ses larves. Ceux-ci échantillonnent un milieu d'autant plus vaste que la biomasse reproductrice est importante. A l'intérieur de cette zone de reproduction, les habitats favorables ne sont pas immuables dans le temps et dans l'espace et sont dépendants pour leurs tailles et leurs nombres de conditions essentiellement climatiques intervenant durant la période estivale et automnale.
La question de la prévision de l'abondance : mythe ou réalité ? est en définitive posée pour les espèces à cycle court. Elle reste possible pour des stratèges de type K ou tout au moins pour des stades biologiques régulés suivant un mode de type K (« gestion de l'asymptote ou de l'optimum »). Elle est beaucoup plus aléatoire, voire difficilement envisageable pour des stratèges de type r pour lesquels il est difficile de trouver des descripteurs appropriés pour caractériser le recrutement.
L'étude de la troisième espèce : Anguilla anguilla permet de montrer la nécessité d'une mise en oeuvre d'une approche écosystémique pour restaurer une population actuellement en forte régression dans la majorité des habitats continentaux qu'elle fréquente. Espèce panmictique se reproduisant en mer des Sargasses, ses larves dites « leptocéphales » sont disséminées par le biais de la circulation océanique vers les bassins versants situés entre la Mauritanie et le Cercle Polaire. La structure arborescente de la population6 permet de comprendre que la restauration de cette population ne peut se concevoir que par la prise en compte d'unités géographiques constituées par les bassins versants à une échelle au moins régionale : Méditerranée, golfe de Gascogne, Baltique,...
L'analyse des facteurs naturels et anthropiques agissant sur la productivité du stock montre que la restauration de cette ressource et de ses habitats nécessite un cadre partenarial pour définir un contexte constitué de réalités différentes : biologiques, économiques, sociales et culturelles et perçues sous des angles différents qui font que la réalité des uns n'est pas forcément celle des autres.
C'est la prise en compte de ce contexte qui a abouti à la proposition d'un projet de transfert et de valorisation des connaissances ainsi que des savoir-faire sur cette espèce dans le cadre du programme INTERREGIIIB-Espace Atlantique. Ce projet dont l'acronyme est INDICANG a pour objectif de mettre en place un réseau de partenariats afin d'adapter et mettre à disposition des gestionnaires un ensemble d'indicateurs de colonisation et d'abondance de l'anguille européenne dans la partie centrale de son aire de répartition.
La conclusion de ce mémoire repose le problème de l'hétéronomie du champ disciplinaire que constitue la « recherche en environnement ». Elle évoque la difficulté de concilier hétéronomie et autonomie dans un cadre de recherche interdisciplinaire qui a pour objectif de contribuer au développement durable, c'est-à-dire à la mise en oeuvre d'une « négociation plus écologique pour une conservation plus humaine afin d'éviter qu'un consensus s'établisse sur le dos de la Nature ou que certaines pratiques de stricte conservation entraînent des conflits sociaux ».
Researcher since 1974 at CNEXO (National Centre for Exploration of the Oceans), then at IFREMER (French Institute for Exploitation of the Sea), I have at the same time brought to the work of researching the dynamics of exploited ichthyologic populations actions for enhanced improvement and transfer of knowledge to help managers and stakeholders administer these resources and restore them if needed.
This activity led me to play a double role: that of the expert who is asked to set up "a truth judgment" on a given subject or according to a specific question, and that of the scientist faced with the judgment of his peers who strives not to go against his knowledge (i.e., that which is subject to the criticism of the scientific community).
This change of status is not obvious to the expert—i.e., "well-versed in the knowledge of things thanks to having practiced them"—and can only be understood if the job of expert is not permanent. In that case, the expert rejoins his discipline's field in order to establish his credibility as an expert. It is partly this coming and going that characterises the manner of my activity.
In essence, my course of action may be compared to what is currently called "ecosystemic approach for fitting-out of fisheries". The latter led me to lead an IFREMER program called: "Ecosystemic Course of Action for the Integrated Management of Halieutic Resources" within IFREMER's theme number 4: "Halieutic Resources, Sustainable Exploitation and Enhanced Improvement".
The theme of my scientific work is identified with the Biology (Ecology) of Populations, which covers the whole of investigations concerned with the structure and processes that govern the adaptation of a population to a given environment3 subject to natural variations (changes of climate, for example) or anthropic variations (linked to Man's actions on the biocoenoses and biotypes).
Population Dynamics is my benchmark discipline and implementing quantitative Ecology has allowed me to study a few factors that determine the unstable equilibrium of 3 stocks or ichthyologic populations characterised by fast or slow life cycles and by mechanisms that regulate their very different population kinetics: The common anchovy (Engraulis encrasicolus), the Atlantic salmon (Salmo salar) and the European eel (Anguilla anguilla).
Using the model as "conceptual probes that we can plunge into reality" is widely used to better synthesize the effect of anthropic and natural factors over the biogenetic capacity of colonised habitats or over the demographic evolution of the populations themselves.
Starting from 2 simple equations established on the one hand by Lotka-Volterra and on the other by Verhulst-Pearl, the parameters r and K are introduced. The first one defines the intrinsic rate of growth of the population, the second one, the biogenetic capacity of the habitat occupied by that population. This allows us to introduce in fine the concept of type r and type K strategists. In the first case, the population manages its growth rate, in the second case, the population regulates its size according to the trophic capacities of the environment it is colonising.
This distinction certainly has the merit of simplicity4, but does not account for the complexity of the demographic strategies that a given population brings into play during its life cycle5. It is for this reason that from this simple classification in which the species or biological stages of a specific species are placed, the modelling of the life cycle or of the cycle of some of the biological stages of the chosen target species is developed.
To illustrate some of the regulating mechanisms involved and their modulations under the effect of various natural and anthropic factors, a first comparison is made between the Atlantic salmon, defined as a type K strategist and the anchovy, considered as a type r strategist.
For the first one, its demographic strategy allows it to adjust the size of its population of juveniles to the size of the available production surface and not to the number of genitors. Hence the link that exists between the size of the stock of genitors and the size of juvenile production zones. However, the productivity of the population (expressed by the number of recruits per genitor) has nothing to do with the size of the production zones, but is strongly dependent on the quality of these zones. The development of a stochastic model makes it possible to predict, from various scenarios of fitting out the environment and regulating exploitation, the future of a salmon population. The results obtained show the limited effects of merely monitoring fishing when the continental production habitats of this species have been damaged.
For the second type, with a high fertility rate, the strategy is to scatter the eggs and larvae within a large area whose environmental characteristics are unpredictable. Whereas with the type K strategist, like the Atlantic salmon, it is the genitors who carefully prospect the initial production environment, with the type r strategists, like the anchovy, it is the larvae that are the first level of environmental sampling.For this strategist, the sampling seems random or at least synchronised by unpredictable environmental factors, while for the first one, it is determined and conditioned by the phenomenon of "homing".
The impact on the stochasticity and prediction of the size of these short-cycle populations are analysed. From the analysis, a profound difference emerges from the variability of the production environment's "fertility" for the two species. The Atlantic salmon favoured a reproduction strategy characterised by a burying of the eggs in specific places with physical characteristics that the female looks for in order to deposit her clutch of eggs. These habitats stay the same in time and space and allow the larvae to hatch in a protected environment and to benefit from an environment where food is brought by the drifting of organisms from upstream to downstream. Regulating the population's size is then done by means of intra- and interspecific competition for the acquisition of territory.
The anchovy has favoured a reproduction strategy of dispersing its eggs and larvae. The latter sample an environment as vast as its reproductive biomass is significant. Within this reproduction zone, the favourable habitats do not stay the same in time and space and are dependent for their size and number on essentially climatic conditions that occur during the summer and autumn periods.
The question of predicting the population's size: Myth or reality? is in fact posited for short-cycle species. It remains possible for type K strategists or at least for regulated life stages following a type K mode ("managing the asymptote or the optimum"). It is much more random, indeed difficult to imagine for type r strategists for whom it is difficult to find appropriate descriptors to characterise recruitment.
The study of the third species, Anguilla anguilla, makes it possible to show the need for implementing an ecosystemic approach in order to restore a population currently in steep regression in the majority of the continental habitats that it frequents. A panmitic species that reproduces in the Sargasso Sea, its larvae, known as "leptocephalus", are disseminated by means of ocean circulation towards the catchment areas located between Mauritania and the Polar Circle. The population's tree structure6 makes it possible to understand that restoring this population can only be done by taking into account the geographic units constituted by the catchment areas at least at a regional level: Mediterranean Sea, Gulf of Gascony, Baltic Sea...
Analysis of the natural and anthropic factors acting upon the productivity of the stock shows that restoring this resource and its habitats requires a partnership framework to define the context composed of different realities: Biological, economic, social and cultural and perceived from different angles, which means that one person's reality is not necessarily others' reality.
It is the recognition of this context that has led to proposing a project of knowledge transfer and enhancement as well as of know-how about this species in the context of the INTERREGIIIB-Atlantic Area programme. This project, whose acronym is INDICANG, has as its objective the implementation of a network of partnerships in order to adapt and make available to managers a set of colonisation and size indicators of the European eel in the central part of its area of distribution.
The concluding section of this report raises again the problem of the heteronomy of the field of discipline that makes up "environmental research". It mentions the difficulty of reconciling heteronomy and autonomy in the context of interdisciplinary research, whose objective is to contribute to sustainable development, i.e., the implementation of a "more ecological dialogue for more humane conservation in order to avoid allowing a consensus to be established at Nature's expense or allowing certain practices of strict conservation to cause social conflicts".
Prouzet Patrick (2006). Impact des facteurs anthropiques et naturels sur le fonctionnement de quelques populations halieutiques. Ref. HDR. https://archimer.ifremer.fr/doc/00000/2167/