L'eutrophisation des eaux marines et saumâtres en Europe, en particulier en France

Pour pouvoir recenser les cas d'eutrophisation côtière et proposer des méthodes tant de surveillance que de réduction de ces phénomènes, il convient tout d'abord de bien définir le terme eutrophisation lui-même. Au lieu de la définition étymologique stricto sensu de progression de l'enrichissement d'un milieu, on retiendra plutôt la notion d'état enrichi à un point tel qu'il en résulte des nuisances pour l'écosystème, et donc pour l'homme. S'appuyant sur les équations chimiques moyennes de la synthèse, puis de la dégradation de la matière organique en mer, cette définition opérationnelle privilégie donc les conséquences néfastes de l'enrichissement, c'est-à-dire la production d'une biomasse algale excessive, voire déséquilibrée au point de vue biodiversité, et l'hypoxie plus ou moins sévère qui résulte de la dégradation de cet excès de matière organique. Les manifestations de l'eutrophisation marine côtière peuvent classiquement prendre deux grands types d'apparence, selon que les algues proliférantes sont planctoniques ou macrophytiques ; les deux formes se rencontrent en France. En ce qui concerne les proliférations massives de phytoplancton (« eaux colorées »), quelques sites côtiers, souvent au débouché d'estuaires, sont régulièrement touchés ; le seul site ayant atteint au moins une fois le stade de l'anoxie mortelle est la baie de Vilaine, où une mortalité massive de poissons et d'invertébrés benthiques a eu lieu fin juillet 1982. Sans que cela entraîne plus qu'une hypoxie légère des eaux de fond, les panaches de dilution de la Loire et de la Seine sont le siège de fréquents blooms phytoplanctoniques printaniers et estivaux, et la bande côtière du Nord- Pas de Calais voit tous les ans, en avril-mai, d'abondantes formations d'écume issues de la prolifération de Phaeocystis sp. Ce cas représente un exemple particulier du phénomène plus général de modification des flores, favorable à l'accroissement de l'abondance des espèces non-siliceuses, notamment les dinoflagellés en été. Certains dinoflagellés producteurs de toxines dangereuses pour les organismes marins (Gymnodinium mikimotoï) ou pour l'homme consommateur de coquillages infestés (Dinophysis sp., Alexandrium sp., Pseudonitzschia sp.), font l'objet d'une surveillance régulière en de nombreux points du littoral français depuis la fin des années 80 (réseau REPHY). La répartition de Dinophysis sp. ccorrespond clairement aux panaches de dilution des 4 grands fleuves français, celle d'Alexandrium à certains sites très côtiers et enrichis, particulièrement en Bretagne et dans les lagunes méditerranéennes, celle de Gymnodinium mikimotoï se focalise sur la zone Bretagne - Vendée - Charente, tandis que le genre Pseudonitzschia est présent sur toutes les côtes, mais rarement par des espèces toxiques. Les proliférations massives de macroalgues vertes se rencontrent de façon récurrente dans certaines lagunes méditerranéennes, le fond du bassin d'Arcachon et sur plus de 50 plages bretonnes. Les espèces incriminées appartiennent essentiellement au genre Ulva, sauf à Arcachon, où c'est le genre Monostroma qui a dominé certaines années. Si les sites bretons, bien ventilés par une marée puissante, ne subissent pas de désoxygénation massive due à la décomposition d'amas algaux, les lagunes méditerranéennes peuvent localement voir se développer des anoxies estivales (malaïgues) à partir de foyers de décomposition de matière organique, où les algues vertes ont une part importante ; ces malaïgues sont mortelles pour la faune et la flore en place. Les mécanismes qui conduisent à l'eutrophisation, tant macroalgale que phytoplanctonique, sont : 1/ Un confinement de la masse d'eau ; en lagunes, c'est le pourtour terrestre qui fournit un confinement statique, alors qu'en mer ouverte, ce sont des phénomènes hydrodynamiques qui créent un confinement dynamique. Ainsi, le piégeage horizontal des masses d'eau dans les zones de courant résiduel très faible explique la présence des marées vertes dans de nombreuses baies bretonnes, ainsi que les proliférations phytoplanctoniques en Baie de Vilaine. Les fronts de densité, horizontaux ou verticaux, sont également des zones d'accumulation favorables à certains dinoflagellés (Gymnodinium mikimotoï, Dinophysis sp.) 2/ Un bon éclairement de la suspension algale, ce qui explique la restriction des marées vertes à ulves aux lagunes et eaux littorales peu profondes, claires et bien brassées par le clapot ou la houle. Dans les panaches de dilution de fleuves (Vilaine, Loire, Seine) le confinement en surface, par un front de densité, d'une couche dessalée et riche en nutriments, contribue à assurer au phytoplancton de surface un éclairement moyen plus élevé qu'en zone non stratifiée. 3/ Des apports de nutriments terrigènes en excès par rapport à la capacité d'évacuation ou de dilution du site. Les apports d'azote sont rendus responsables de la prolifération des macrophytes nitrophiles (ulves, monostromes, entéromorphes) et du phytoplanctonte Phaeocystis sp. : ce dernier, non-siliceux, se développe sur le nitrate en excès restant après épuisement du silicate par le bloom printanier de diatomées. De même, Alexandrium minutum, douée d'une grande capacité d'absorption de nitrate, semble se développer dans des sites très enrichis en azote. Le contrôle de la prolifération phytoplanctonique en zone côtière enrichie est toutefois variable dans l'espace et le temps : dans le panache de la Seine ou en baie de Vilaine, l'élément limitant au printemps et près de l'embouchure est actuellement le phosphore, tandis que plus au large, l'azote devient limitant, surtout en été. L'influence du bassin versant (nature géologique et importance du soutien d'étiage par la nappe phréatique, occupation agricole des terres, rejets industriels et urbains...) se fait sentir par la modulation saisonnière des apports d'azote d'origine agricole et par une plus ou moins grande stabilité des apports de phosphore. En ce qui concerne les marées vertes à ulves de Bretagne, on peut définir la notion de zone côtière sensible à l'eutrophisation comme étant la conjonction d'une zone marine à faible renouvellement hydraulique et d'un bassin versant hydrogéologiquement régulé, assurant un flux constant de nitrate du printemps à l'été. La surveillance de l'état d'eutrophisation fait classiquement appel aux paramètres chimiques trahissant le degré de dysfonctionnement de l'écosystème : l'oxygène dissous et la quantité de phytoplancton estimée par la concentration de chlorophylle. Comme on estime à 5 mg/l la teneur en oxygène dissous en dessous de laquelle débute la souffrance de l'écosystème, et à 2mg/l celle qui marque l'entrée dans le domaine de l'hypoxie grave, il s'avère que les panaches eutrophisés de la Seine et de la Loire ne sont pas encore au stade du début de souffrance ; par contre, la baie de Vilaine s'y retrouve fréquemment, et subit sporadiquement des hypoxies graves mais courtes. En prenant 20µg/l de chlorophylle a comme valeur seuil à partir de laquelle on peut dire qu'il y a une eutrophisation avérée en zone côtière, on peut dire que le panache de la Seine, et parfois ceux de la Vilaine et de la Loire montrent de nets épisodes d'eutrophisation ; la zone Nord-Pas de Calais nécessite pour son suivi l'adjonction à la chlorophylle du dénombrement de Phaeocystis, peu riche en chlorophylle. Pour les macroalgues, il semble que le suivi des espèces proliférantes permettra de se replacer sur une échelle d'eutrophisation croissante. La cartographie des biomasses en dépôt par photographie aérienne sur l'estran, ou imagerie subaquatique dans le proche infratidal, reste le seul moyen d'évaluer les biomasses produites chaque été. D'une façon générale, les concentrations en nutriments de la mer côtière représentent un mauvais descripteur de l'eutrophisation réelle d'un site. En lagune toutefois, les spécificités résultant du fort confinement hydrodynamique ont permis de proposer des seuils pour les divers nutriments afin de définir 5 classes de qualité vis à vis de l'eutrophisation. La prévision de l'évolution de l'état d'eutrophisation de certaines zones côtières s'appuie sur les modèles numériques de cycles biogéochimiques. L'application de ces modèles à la façade Manche-Atlantique montre en général que la réduction des apports anthropiques de phosphore a pu, comme en Baie de Seine, faire passer le contrôle de l'eutrophisation printanière dans les panaches de fleuves sous le contrôle du phosphore ; ces modèles révèlent aussi que des réductions importantes des apports, tant d'azote que de phosphore, n'auraient que peu d'effet sur les blooms dominants de diatomées, alors qu'ils permettraient de diminuer notablement les blooms minoritaires de dinoflagellés, sensibles aux apports d'azote.

Mot-clé(s)

Alexandrium, Phaeocystis, Monostroma, Ulva, Panache de dilution, Confinement, Anoxie, Phosphate, Nitrate, Apports terrigènes, Eaux colorées, Blooms phytoplanctoniques, Marées vertes, Eutrophisation

In order to be able to count the cases of coastal eutrophication and to propose methods to monitor as well as to reduce these phenomena, first of all it is necessary to precisely define the word eutrophication itself. Instead of the strict etymological definition, that is to say a progression of the enrichment of a medium, we will rather retain the concept of a state enriched at a point such as it causes harmful effects on the ecosystem, and nuisances to man's activities. Based on the average chemical equations of the organic matter synthesis/degradation in the sea, this operational definition thus puts forwards the harmful consequences of enrichment, i.e. the production of an excessive algal biomass, sometimes unbalanced from the point of view of biodiversity, and the more or less severe hypoxia which results from the degradation of this organic matter in excess. The manifestations of coastal marine eutrophication can classically follow two main paths, according to whether the proliferating algae are planktonic or macrophytic ; both these forms are to be found in France. With regard to the phytoplanktonic mass blooms ("coloured water "), some coastal sites, especially the outlet of estuaries, are regularly hit; the only site having reached once at least the lethal anoxia is the Vilaine bay, where a massive kill of fish and benthic invertebrates took place at the end of July 1982. The dilution plumes of the Loire and the Seine rivers exhibit frequent phytoplanctonic blooms during spring and summer, but this induces only a slight hypoxia of the bottom water layer. The coastal waters along the French side of the Straits of Dover show every year, in April-May, large quantities of scum resulting from the proliferation of Phaeocystis. This case represents a particular example of the more general phenomenon of modification of the flora, favorable to the increase in the abundance of not-siliceous species, especially dinoflagellates in summer. Some dinoflagellates producing hazardous toxins for marine organisms (Gymnodinium mikimotoï) or for human consumers of infested shells (Dinophysis sp., Alexandrium sp., Pseudonitzschia sp.) are the target of a regular monitoring program in many sites of the French coast since the end of the Eighties (REPHY network). The geographic distribution of Dinophysis sp. clearly corresponds to the dilution plumes of the 4 main French rivers ; Alexandrium is restricted to specific very coastal, enriched sites, particularly in Brittany and in Mediterranean lagoons; Gymnodinium mikimotoï is concentrated on the western zone going from Brittany to Charente, while the Pseudonitzschia genus is present all over the coasts, but toxic species rarely occur. The massive proliferations of green macroalgae can be found in a recurring way in some Mediterranean lagoons, in the eastern part of the Arcachon embayment and on more than 50 Breton beaches. The associated species belong primarily to the Ulva genus, except in Arcachon, where it is the Monostroma genus which has dominated some years. The Breton sites do not undergo massive deoxygenation due to the decomposition of dead algal mats, thanks to the powerful tidal mixing. On the contrary, some Mediterranean lagoons can locally be damaged by summer anoxias (« malaïgues ») initiated by large amounts of decomposing organic matter, where the green algae can be dominant ; these « malaïgues » are responsible for massive fauna and flora kills. janvier-2001 Copyright The mechanisms which lead to eutrophication, for the macroalgal as well as for the phytoplanktonic forms, are: 1/ a containment of the water mass ; in lagoons, the terrestrial border provides a static containment, whereas in open embayments, hydrodynamic phenomena can create a dynamic containment. Thus, the horizontal trapping of the water masses in the areas with very weak residual current explains the occurrence of green tides in many Breton bays, as well as the phytoplanktonic blooms in the Vilaine bay. Horizontal or vertical density gradients generate also accumulation zones, which appear to be favorable to some dinoflagellates (Gymnodinium mikimotoï, Dinophysis sp.) 2 / a good illumination of the suspended algae : this explains the restriction of Ulva green tides to either lagoons or very shallow clear waters, which can be well mixed by the swell and the wind. In the dilution plumes of rivers (the Vilaine, the Loire, the Seine), the containment of brackish, enriched water in a surface layer limited by a pycnocline contributes to ensure the surface phytoplankton an average illumination which is higher than in well-mixed water columns. 3 / terrigenous nutrient loadings in excess compared to the flushing or the dilution capacities of the site. The nitrogen loadings are known to be responsible for the proliferation of the nitrophilic macrophytes (Ulva, Monostroma, Enteromorpha) and of Phaeocystis sp.: this not-siliceous phytoplanktonic species takes advantage of nitrate in excess remaining after exhaustion of silicate by the spring diatom bloom. In the same way, Alexandrium minutum, endowed with a great capacity for nitrate uptake, seems to grow well in nitrogen highly enriched sites. The control of the phytoplanktonic proliferation in enriched coastal areas is however variable in space and time: in the plume of the Seine or in the Vilaine bay, the limiting nutrient during spring and close to the mouth is currently phosphorus, while nitrogen becomes limiting offshore, especially in summer. The catchment area characteristics (geological background and capability of the ground water to sustain summer flow rate, agricultural practices, industrial and urban wastes) modulate the seasonal variation of the nitrogen loading, whereas the phosphorus loading remains more stable. With regard to the Ulva green tides in Brittany, one can define the concept of « coastal zone sensitive to eutrophication » as being the conjunction of a marine area having a weak hydraulic renewal and a catchment area producing stable flow rates, ensuring a constant nitrate flux from spring to summer. The monitoring of the eutrophication status classically relies on the chemical parameters betraying the degree of abnormal operation of the ecosystem: dissolved oxygen and phytoplankton biomass estimated by chlorophyll a concentration. As one estimates at 5 mg/l the dissolved oxygen content below which the ecosystem begins suffering, and at 2mg/l the level that marks the entrance of the system into serious hypoxia, it is obvious that the eutrophicated plumes of the Seine and the Loire are not yet at the stage of beginning suffering; on the other hand, the Vilaine bay frequently undergoes serious but short hypoxias. As 20µg/l chlorophyll a is considered as the low threshold value for eutrophication in coastal zone, one can say that the plume of the Seine, and sometimes those of the Vilaine and the Loire show clear episodes of eutrophication; the French coastal strip in the Straits of Dover requires for its follow-up the joined chlorophyll measurement and Phaeocystis counts, because this species does not contain much chlorophyll. For macroalgae, it seems that the follow-up of the proliferating species may allow status determination on an increasing eutrophication scale. Mapping of stranded biomasses by airborne photography, or by underwater video for the subtidal zone, remains the only means of evaluating the produced biomasses each summer. Generally, the nutrient concentrations in the coastal sea represent a bad indicator of the real eutrophication status of a site. In lagoons however, specificities resulting from the strong hydrodynamic containment made it possible to propose thresholds for various nutrients in order to define 5 quality stages with respect to eutrophication. Forecasting the evolution of the eutrophication status of some coastal zones is based on the numerical models of biogeochemical cycles. The application of these models to the French Channel-Atlantic coasts shows that the reduction of phosphorus anthropic loadings, for instance in the Bay of Seine, may have caused phosphorus concentrations to be the controling factor of the spring eutrophication events in the river dilution plume. These models also reveal that significant reductions in nitrogen as well as phosphorus loadings would have only little effect on dominant diatom blooms, whereas they would provide a significant decrease in dinoflagellate blooms, which are sensitive to nitrogen loadings.

Keyword(s)

Alexandrium, Phaeocystis, Monostroma, Ulva, Dilution plume, Water trapping, Anoxia, Nitrogen and phosphorus loadings, Red tides, Phytoplankton blooms, Green tides, Eutrophication

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Comment citer
Menesguen Alain, Aminot Alain, Belin Catherine, Chapelle Annie, Guillaud Jean-Francois, Joanny Michel, Lefebvre Alain, Merceron Michel, Piriou Jean-Yves, Souchu Philippe (2001). L'eutrophisation des eaux marines et saumâtres en Europe, en particulier en France. Ref. IFREMER DEL/EC/01.02 - JANVIER 2001. https://archimer.ifremer.fr/doc/00000/22/

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